
Peut-être avez-vous déjà entendu parler de Etty Hillesum? Il y est souvent fait référence aujourd’hui dans les livres traitant de la joie intérieure, comme ceux de Thierry Jansen, Frédéric Lenoir ou Alexandre Jollien, sans doute parce que les épreuves effroyables qu’Etty Hillesum a traversées semblent n’avoir jamais atteint sa joie de vivre, ni sa confiance dans la vie, et dans l’homme. Cette jeune femme juive, morte à l’âge de 29 ans à Auschwitz, a tenu un journal, entre 1941 et 1943: il en résulte un document extraordinaire, tant par la qualité littéraire que par la foi qui en émane.
La portée de ses écrits va bien au delà de l’histoire juive et de la déportation. Ses observations sur sa propre nature et l’évolution de sa vie intérieure peuvent toucher tout le monde. Lors de sa publication, en 1981, le journal d’Etty connait un succès foudroyant. En l’espace de quelques mois, il ne connut pas moins de huit réimpressions. En fait, c’est la personnalité de Etty et son étonnant cheminement intérieur qui, tout de suite, suscitent l’admiration. Etty alliait la curiosité intellectuelle de son père au caractère passionné de sa mère. Écrire était une nécessité vitale pour elle. « Le pire pour moi serait d’être privée de papier et de crayon pour faire le point de temps à autre – pour moi, c’est une absolue nécessité, sinon à la longue, quelque chose éclatera en moi et m’anéantira de l’intérieur », dit-elle. Sa courte vie est jalonnée de relations amoureuses avec des hommes beaucoup plus âgés qu’elle. Elle ne s’en cache pas, étudie ses propres travers, mais parle aussi de son évolution spirituelle (elle est profondément croyante), et du cheminement de sa réflexion sur les choses de la vie. Dans son journal, ses écrits, ses pensées intimes et ses émotions ne sont protégées par aucun secret. Elle livre ses pensées telles qu’elles sont, avec une sincérité bouleversante. Et c’est en cela qu’elle peut toucher tout le monde.
J’ai pris l’habitude, lorsque je lis un livre, d’en souligner les plus beaux passages. Or, très rapidement, à la lecture de « Une vie bouleversée », je me suis vite rendu compte que je soulignais presque tout!… Certaines phrases m’ont émue aux larmes. Etty est parvenue à décrire des sentiments et des impressions qu’il m’est arrivé de ressentir, sans avoir eu, peut-être, l’audace de les exprimer moi-même. On se juge soi-même parfois un peu sévèrement et Etty Hillesum nous montre qu’il est important d’avoir un minimum d’indulgence envers nos propres cheminements parfois chaotiques. Elle nous parle sans filtre de ses émotions, ses peurs, ses doutes, ses questionnements. Et je pense que c’est en cela que chacun peut y reconnaitre des parcelles de ses propres méandres.
Extraits choisi:
-« La vie est si curieuse, si surprenante, si nuancée, et chaque tournant du chemin nous découvre une vue entièrement nouvelle. La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, or il faut s’affranchir intérieurement de toutes les représentations convenues, de tous les slogans, de toutes les idées sécurisantes, il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toute norme et de tout critère conventionnel, il faut oser faire le grand bon dans le cosmos: alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse. »
-« Je touche ici à un point essentiel. Quand je trouvais belle une fleur, j’aurais voulu la presser sur mon cœur ou la manger. C’eût été plus difficile avec d’autres beautés naturelles, mais le sentiment était le même. J’avais une nature trop sensuelle. Ce que je trouvais beau, je le désirais de façon beaucoup trop physique, je voulais l’avoir. Aussi j’avais toujours cette sensation pénible de désir inextinguible, cette aspiration nostalgique à quelque chose que je croyais inaccessible; […] L’intensité de ces sentiments était précisément ce qui me faisait croire que j’étais née pour créer des œuvres d’art. »
-« La vie et les rapports humains sont nuancés à l’infini. Il n’y a jamais rien d’absolu ou d’objectivement vrai -je le sais, mais encore faut-il que ce savoir vous entre dans le sang, dans la chair et pas seulement dans la tête, il faut le vivre ».
-« La source vitale doit toujours être la vie elle-même, non une autre personne. Beaucoup de gens, des femmes surtout, puisent leurs forces chez un autre être, c’est lui leur source vitale, non la vie elle-même. Situation fausse, défi à la nature ».
-« Nous avons tous les deux des rythmes de vie tout à fait différents; il faut laisser à chacun la liberté de vivre selon sa nature. A vouloir modeler l’autre sur l’image qu’on se fait de lui, on finit par se heurter à un mur et l’on est toujours trompé, non par l’autre, mais par ses propres exigences […]. On ne réfléchira jamais trop à la nécessité de se libérer vraiment de l’autre, mais aussi de lui laisser sa liberté en évitant de se former de lui une représentation déterminée. »
-« …Ce besoin, cette fantaisie ou cette chimère de vouloir posséder un seul être pour toute une vie, il faut absolument le réduire en miettes. Ce désir d’absolu, il faut le pulvériser. Et ce ne sera pas un appauvrissement de l’être, mais justement un enrichissement. Accepter dans les liaisons un commencement et une fin, y voir un fait positif et non une raison de tristesse. »
-« Certitude de plus en plus ferme de ne devoir attendre des autres ni aide, ni soutien, ni refuge, jamais. Les autres sont aussi incertains, aussi faibles, aussi démunis que toi-même. Je ne crois pas qu’il soit dans ta nature de trouver auprès d’un autre les réponses à tes questions. Tu seras toujours renvoyée à toi-même. Il n’y a rien d’autre. Le reste est fiction. Mais c’est dur d’être ramenée sans cesse à cette vérité. Surtout en tant que femme. Quelque chose te poussera toujours à te perdre dans un autre, dans « l’être unique ». Encore une fiction -une belle fiction, certes.[…] Et lorsqu’on découvre à vingt sept ans des vérités aussi dures, cela vous remplit de désespoir, de solitude et d’angoisse, mais vous donne aussi un sentiment d’indépendance et de fierté. Je suis confiée à ma seule garde et devrai me suffire à moi-même ».
-« Je ne suis pas la seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée, je le suis à l’unisson de millions d’autres à travers les siècles, tout cela c’est la vie; la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu qu’on sache la porter tout entière en soi dans son unité ».
-« Il faut accepter toutes les contradictions; tu voudrais les fondre en un grand tout et les simplifier d’une manière ou d’une autre dans ton esprit, parce qu’alors la vie te deviendrait plus simple. Mais elle est justement faite de contradictions, et on doit les accepter comme éléments de cette vie […]. Laisse la vie suivre son cours, et tout finira par s’ordonner ».
-« Je remarque que mes facultés d’observation enregistrent tout sans faillir avec en plus une sorte de joie. En dépit du poids des choses, de ma fatigue, de ma souffrance, de tout, il me reste au moins ma joie, la joie de l’artiste à percevoir des choses et à les transformer dans son esprit en une image personnelle ».
-« Dévorer des livres, comme je l’ai fait depuis ma plus tendre enfance, n’est qu’une forme de paresse. Je laisse à d’autres le soin de s’exprimer à ma place. Je cherche partout la confirmation de ce qui fermente et agit en moi, mais c’est avec mes mots à moi que je devrais essayer d’y voir clair. […] pour toucher les autres à travers moi, je dois y voir clair et je dois m’accepter moi-même. Depuis des années, j’emmagasine, j’accumule dans un grand réservoir, mais tout cela devra bien ressortir un jour, sinon j’aurai le sentiment d’avoir vécu pour rien, d’avoir dépouillé l’humanité sans rien lui donner en retour. Peut-être ma mission est-elle de m’expliquer vraiment, avec tout ce qui me harcèle, me tourmente et appelle désespérément en moi solution et formulation. Car ces problèmes ne sont pas seulement les miens, mais ceux de beaucoup d’autres. »
– » A Deventer, les journées étaient de grandes plaines ensoleillées, chaque jour formait un tout sans rupture, j’étais en contact avec Dieu et avec tout les hommes, probablement parce que je ne voyais personne. Il y avait des champs de blé que je n’oublierai jamais, auprès desquels je me serais presque agenouillée. »
-« J’ai tenu des discours extravagants à la lune éternelle. Cette bonne lune n’est pas née d’hier. Des gens comme moi, elle a dû en voir souvent, et de toutes façons, elle en a vu d’autres ».
-« Je me sens parfois comme un pieu fiché au bord d’une mer en furie, battu de tous côtés par les vagues. Mais je reste debout, j’affronte l’érosion des années. Je veux continuer à vivre pleinement ».
Ce ne sont là que quelques extraits d’un journal extrêmement riche de mille choses profondément humaines. J’espère vous avoir donné un peu envie de lire le livre. Il est fort probable que ce qui vous touchera dans les écrits de Etty Hillesum soit différent. C’est ce qui en fait tout l’intérêt.